Croissance ou décroissance
Une alternative erronée et délétère
Philippe Roch *
Les crises qui se succèdent depuis 2007 nous laissent perplexes. Les Etats et l’économie sont devenus dépendants de la croissance, un concept erroné, qui ne tient pas compte des limites du système : la croissance entraîne l’épuisement des ressources naturelles, la pollution de l’environnement, la destruction de la biodiversité, et des disparités sociales criantes : durant les 20 dernières années, l’écart entre riches et pauvres et la précarité ont augmenté dans ¾ des pays de l’OCDE.
Faut-il dès lors prôner la décroissance ?
Dans le monde économique actuel, la croissance et la décroissance se mesurent en référence au produit intérieur brut (PIB), un indicateur comptable des flux financiers (dépenses de consommation, dépenses publiques, exportations nettes et investissements). Le PIB est une méthode mathématique qui ne couvre qu’une petite partie de la réalité économique. Prenons l’exemple d’un arbre fruitier dans votre jardin. Il produit d’excellents fruits, protège et enrichit le sol, fait vivre de nombreux oiseaux et contribue à la beauté de votre quartier. Il n’entre dans le PIB qu’au moment où vous tombez de l’échelle et que vous êtes pris en charge par les services de secours.
Tant que nous restons dans la logique du PIB, nous somme piégés dans l’alternative croissance – décroissance. Dans ce contexte la décroissance provoque des situations intolérables, car elle entraîne le chômage, la baisse des recettes fiscales, l’impossibilité de rembourser les dettes publiques et privées, l’augmentation des charges sociales, la précarité, l’instabilité. Pour sortir de cette alternative délétère il faut inventer un nouveau projet économique, une prospérité sans croissance.
Beaucoup d’activités économiques n’ont pas ou peu d’incidence financière (bénévolat, entraide, travail domestique, jardinage, bricolage), ou ne peuvent être réduites à des questions purement financières, qui ont pourtant une forte influence sur le marché : la confiance, le plaisir d’aller au travail, la responsabilité, l’éthique. Ces valeurs n’entrent pas actuellement dans le calcul du PIB. L’économie elle-même ne couvre qu’une petite partie des activités humaines, et l’humanité est une toute petite partie de la nature, dont elle dépend pour sa survie et pour son économie.
L’extraordinaire dynamisme de l’ensemble de la nature est en phase stationnaire. Les 10 millions de milliards de fourmis qui vivent sur la planète, dont le poids est supérieur au poids des humains, nous donnent un parfait exemple de société écologique. Elles mangent davantage que nous et déplacent des montagnes, mais elles ne laissent aucun déchet qui ne soit immédiatement absorbé par la nature. Nos cousines ont développé une activité économique mondialisée, d’une dimension équivalente à celle des humains, sans qu’elle aboutisse aux destructions qui caractérisent la civilisation industrielle.
Croissance et prospérité n’ont pas la même signification ; les éléments constitutifs de la croissance (matérialisme, consommation, accumulation, compétition, paraître, besoins relatifs) sont même souvent contraires à la prospérité (épanouissement, autonomie, acceptation sociale, solidarité, espace et temps libres). La prospérité n’est pas que matérielle ; elle a à faire avec le sens de la vie, avec des dimensions qui nous dépassent, des valeurs qui nous soutiennent. Une prospérité écologique recherche l’équilibre, l’épanouissement, le bien-être, plutôt qu’une croissance illusoire et destructrice.
Il est possible d’amorcer immédiatement, progressivement ce changement, par une transition écologique. L’activité économique devrait être mesurée avec des instruments qui tiennent compte de l’ensemble des ressources naturelles et humaines dont elle dépend, dans l’esprit du Bonheur national brut inventé par le Bhoutan. Elle pourra être mieux maîtrisée par une internalisation des coûts externes (taxe préalable d’élimination, taxes sur l’énergie et le CO2), la transparence des origines et des modes de production, la responsabilisation des Conseils d’administration quant aux conséquences écologiques de leurs décisions (le cas Eternit en Italie ouvre une voie), des structures économiques plus proches des citoyens (davantage de pouvoir aux assemblées d’actionnaires, des voix critiques dans les conseils d’administration), et la lutte contre le dumping environnemental et social grâce à des normes internationales et à la discrimination des produits à la frontière pour favoriser les modes de production responsables.
Dans le domaine technique desproductions peuvent être florissantes en état stationnaire, commel’installation de panneaux solaires (le soleil envoie en une heure sur la surface de la terre autant d’énergie que tout ce que l’humanité consomme en un an), l’isolation thermique des bâtiments avec des matériaux naturels (pas de fenêtres en PVC !), une agriculture biologique, le maintien des écosystèmes générateurs d’eau et d’air purs, et des productions industrielles cent pour cent recyclables. La collectivité doit veiller à la transmission par l’éducation et les media des valeurs civiques (respect, solidarité, coopération, humilité, sobriété, joie de vivre), et imposer un cadre moral à la publicité.Il est possible de commencer par nous-mêmes, dans nos achats, nos activités, notre mobilité, en nous exprimant, en témoignant, en votant, et en rayonnant notre joie de vivre dans la simplicité.
Il vaut mieux s’y mettre avant que la nature nous impose un changement brutal, ou élimine la moitié de la population par une bonne grippe. D’ailleurs la situation difficile que connait l’Europe suscite unretour à la terre (en Grèce), à la communauté (en Espagne) pour survivre à la crise, et une multiplication d’expériences collectives autonomes (SEL) pour sortir du cercle infernal de la croissance, de l’endettement et de la dépendance. Ces expériences, qui concernent tant les régions rurales que les villes (éco-quartiers), sont annonciatrices de nouveaux modes de vie plus sobres, plus simples, plus heureux, prémices d’une prospérité écologique.
*Philippe Roch, Dr en biochimie, est l’ancien directeur de l’Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage.
Paru dans le journal Le Temps du 3 septembre 2012, p. 11