Q: Philippe Roch, la hausse du prix du pétrole, une bénédiction? R: Je ne serai pas si cynique, mais c'est un phénomène qui va dans la bonne direction, qui aide à une prise de conscience, et les pouvoirs politiques à prendre de meilleures décisions. Q: Mais on est encore largement en deçà des mesures que vous préconisiez: le litre à 5 francs! R: Et pourquoi pas plus! Les réserves de pétrole s'épuisent rapidement. Au lieu de gaspiller cette énergie à court terme, réduisons son utilisation pour en bénéficier plus longtemps, et de façon raisonnée. Qui sait si, sous ce type de pressions, on ne va pas enfin en arriver à adopter de nouveaux comportements humains ? car c'est bien là le n?ud du problème. Q: Vous-même, vous roulez en Toyota Prius hybride? Ou à l'huile de colza? R: Non, j'ai une vieille Opel qui consomme un peu moins de 8 litres au cent, mais, voyageant en train, je l'utilise très peu. Et ma prochaine voiture sera beaucoup plus écologique, je vous le promets! Q: Réussira-t-on avec la voiture ce qu'on a réussi avec les CFC? Ne nous annonce-t-on pas qu'en l'an 2050 déjà, la couche d'ozone aura retrouvé toute son épaisseur d'avant l'ère industrielle! R: Cela montre bien que, quand on prend le taureau par les cornes, on peut enrayer des catastrophes prévisibles. Cela dit, si l'élimination des CFC aura pris quelque 70 ans pour porter ses fruits, la réduction des émissions de CO2 est une bataille autrement difficile! Q: Ces temps, avez-vous remarqué, il n'y a que de bonnes nouvelles. Il paraît que toute la région de Tchernobyl est devenue un paradis naturel. Sans la présence de l'homme, les espèces animales s'y réfugient et y prospèrent comme aux Temps bibliques... R: Malgré l'impact négatif de l'homme sur l'environnement, voilà qui prouve qu'à terme, la nature finit toujours par reprendre le dessus, c'est réjouissant. Encore faudra-t-il voir quelles incidences la contamination du sol aura eu sur les organismes et la vie qui se développent dans toute cette région... Q: Et Tchernobyl n'aurait fait «que» 4000 morts au lieu des centaines de milliers qu'on prédisait... R: Non, ça, c'est de la propagande pronucléaire! Tchernobyl a entraîné des souffrances et des drames pour des centaines de milliers d'individus! Il faudra surveiller la centrale pendant 100'000 ans! Personne, aucune société, aucune civilisation ne peut assumer un engagement à si long terme. Q: Vous croyez sérieusement que la Suisse peut se passer du nucléaire? Le solaire, le géothermique, le biogaz ne sont-ils pas condamnés à rester des sources d'énergie marginales? R: Non. Le solaire, le biogaz, l'éthanol, le colza, la biothermie, aucune de ces techniques ne remplacera à elle seule le pétrole ou le nucléaire. Mais toutes mises ensemble ? et pourvu que dans le même temps nous accommodions nos besoins ? peuvent se substituer à ces énergies. Les beaux jours du pétrole et de l'uranium sont désormais comptés. Laissons donc le nucléaire à l'histoire. D'autant que l'hydraulique, notre principale source d'électricité, permettrait de couvrir largement les besoins de notre pays, si l'on prêtait simplement la moindre attention à la façon dont nous la consommons. Si on le voulait, toute l'eau chaude de nos bâtiments et maisons pourrait aussi être produite grâce au solaire. Q: Votre maison de Russin, comment la chauffez-vous? R: L'ensoleillement est trop faible pour le chauffage solaire. Pour l'instant, la maison est équipée d'un chauffage électrique direct ? très mauvaise formule. Avant de faire des investissements importants pour changer de système, je baisse la température à 12-15 degrés pendant la semaine, et j'utilise deux fourneaux à bois lorsque je suis à la maison. Q: Vous disiez que les politiques prenaient les bonnes décisions. Pourtant, s'agissant des transports, la Suisse a opté pour le centime climatique plutôt que pour une taxe sur les émissions de CO2... R: C'est un terrible échec! Q: Pourquoi? Ce centime ne sert à rien? R: En Suisse même, il n'y aura pratiquement aucun effet dans le domaine des transports. Les 100 à 200 millions ainsi récoltés annuellement par l'Union pétrolière, serviront à deux choses. D'une part, à réduire en Suisse les émissions de CO2 dans le domaine des bâtiments. Mais surtout à acheter sur le marché international, des certificats d'émissions de CO2. Exemple: l'Union pétrolière suisse finance la construction d'un barrage hydraulique au Mali. En échange, on peut continuer à polluer en Suisse. En d'autres termes, on ne touche pas aux transports, et leurs émissions de CO2 vont continuer à augmenter! Q: Les effets du centime climatique en Suisse sont donc pires que nuls? R:Ce centime permet simplement aux automobilistes d'échapper à leurs responsabilités. Malgré une politique des transports très active (taxe poids lourds, investissements dans le rail) les émissions de CO2 dans le domaine des transports vont continuer de croître, en contradiction totale avec la loi sur le CO2. Q: Reste que tout à coup, le grand public apprend que des voitures roulent à l'huile de colza, à l'éthanol, au biodiesel. On commence à croire qu'il existe réellement des alternatives au pétrole. R: Et, pour produire du biogaz, je mets beaucoup d'espoir dans l'utilisation des déchets agricoles de toutes sortes. Une entreprise comme Kompogaz, offre un modèle très convaincant, qui commence à être adopté sur le plan international. Ces technologies, qui existent, vont enfin devenir compétitives! Q: Prenons l'exemple du Brésil. Grâce à la canne à sucre, ce pays produit déjà le tiers de son carburant sous forme d'éthanol. Cette production atteint celle du Qatar en pétrole! Pourquoi ne pas raser la forêt amazonienne au profit de la canne à sucre? Importons du Brésil! R: Surtout pas! Il faut tout faire, au contraire, pour éviter que le marché n'entraîne des défrichements sauvages, ruinant la biodiversité! Les dégâts seraient gigantesques pour la forêt tropicale primaire. Le Brésil est immense, complexe et quand l'équivalent de la Suisse en forêt amazonienne est rasé, comme en 2004, c'est bien sûr illégal... Le pouvoir politique est impuissant, il le reconnaît. Q: Comment! Quand l'on signe une pétition pour que l'on ne rase pas la moitié de la forêt amazonienne, cela ne sert à rien! R: Ça n'est certes pas inutile. Mais le plus important, à mes yeux, c'est que les consommateurs favorisent une production contrôlée, en choisissant les labels garantissant une exploitation durable. Les défrichements sauvages sont un problème dont je me suis tout récemment entretenu avec le vice-ministre de l'environnement du Brésil. Je lui ai suggéré de créer un conseil d'expert internationaux, qui pourrait faire des propositions, exercer une influence... Après tout, la Chine elle-même s'y est résolue, avec le China Council for Sustainment Development! Q: A Monaco, les bus roulent à l'huile de colza. Pourquoi Genève, Zurich, Bâle, Berne ne suivent-elles pas cet exemple? On sauverait l'agriculture suisse... R: A Genève, je crois que quelques bus roulent au colza. Tout le problème, pour l'instant, c'est que ce mode de production reste encore largement subventionné. Attention aussi: évitons les cultures intensives de nature à polluer les sols et les eaux souterraines. Q: Au Tessin, certaines communes fournissent gratuitement l'électricité aux détenteurs de voitures électriques... R: Dans ce moment de transition que nous vivons, je crois que ce sont de bonnes initiatives, de nature à encourager les gens, mais un système de subventionnement n'est pas durable. Q: La première leçon que le genre humain doit aujourd'hui apprendre? R: La modération. Nous vivons actuellement dans un gaspillage insensé des ressources. En Suisse, simplement en nous modérant, nous pourrions nous passer du nucléaire, et répondre à tous nos besoins par des énergies renouvelables. Q: A condition que nous modifions nos comportements? R: Exactement. Je crois que l'homme doit aujourd'hui accomplir une révolution morale sans précédent. Il lui faut une nouvelle éthique. Faire définitivement siennes et placer au premier plan de nouvelles valeurs: respect de la nature, modestie, modération, solidarité, harmonie... Q: Cela a-t-il déjà été fait? R: Les Stoïciens, Sénèque et Marc-Aurèle en tête, avaient parfaitement compris la nécessité de la modération, pour parvenir à l'harmonie, à la sérénité, au bonheur. Et cette philosophie a tout de même imprégné l'humanité durant plusieurs siècles. Aujourd'hui, je me sens très en phase avec la pensée d'un Rupert Sheldrake (Une nouvelle science de la vie, Le septième sens), pour lequel la réalité biologique que nous connaissons est l'émergence d'une réalité cachée: tout l'enjeu est de se remettre en contact avec cette énergie plus profonde, de se remettre en harmonie avec le cosmos. Des auteurs comme Fritjof Capra, Hubert Reeves, Albert Jacquard pointent aussi vers de nouvelles sagesses. Et puis bien sûr le natutraliste, artiste et philosophe Robert Hainard, qui est mon maître spirituel. Q: En somme, on doit à Sheldrake le fait que vous quittiez la direction de l'Office fédéral de l'environnement? R: Je l'ai dit, l'une des raisons de mon départ, c'est que je veux pouvoir consacrer 50% de mon temps disponible à la réflexion, à la philosophie, à la méditation. Q: Comment expliquez-vous que l'homme, cet animal bizarre, en soit arrivé, par ses comportements nuisibles, à détruire sa niche écologique, son milieu propre? R: Et quel massacre à cet égard! Je n'arrive pas à me l'expliquer. Je pense qu'il y a eu une sorte de raté au départ. La seule explication que je vois, c'est que la liberté nous est ainsi donnée de choisir entre le bien et le mal. Elle est loin de me satisfaire, parce que je vois quand même trop de souffrances et d'injustices... Je ne peux que rejoindre des gens comme Jacques Neyrinck: l'homme est là pour parfaire, ou compléter la création. L'homme est tout de même cet animal très spécial qui a la liberté de penser, de projeter, de faire le bien ou le mal... Il lui incombe donc une responsabilité particulière. Q: Concrètement, où donc méditez-vous? R: A Russin, j'ai deux gros arbres, au tronc desquels je m'adosse. Un peuplier de plus de 200 ans, devant la maison, et un peu plus haut, du côté du jardin, un saule, au pied duquel j'ai installé une pierre sur laquelle je m'assieds. Très souvent, je médite auprès de ces arbres, je fais le silence en moi, je retrouve la paix intérieure... Un oiseau tout à coup s'envole, capte mon attention, un buisson frémit... Q: Pour méditer, vous n'adoptez donc pas la position du lotus. R: (Rires) Non, je n'appartiens à aucune école. Depuis l'enfance, ma spiritualité s'est développée, empiriquement, au contact de la nature. En fait, je suis animiste. Je pense que Dieu est partout, et que tout a une âme. Mon intérêt pour la nature vient de ce qu'elle me paraît l'aspect de la réalité le moins perturbé de la création divine: je retrouve en elle quelque chose qui me tire de mes préoccupations intellectuelles... L'homme a tout de même le cerveau très encombré. Les moments les plus durs que j'ai connus ces dix dernières années, tant au plan professionnel que familial ? un divorce très douloureux ?, c'est ainsi au pied de ces arbres que je les ai sauvés: haine, frustration, douleur, tout cela s'évanouissait. Q: Qu'allez-vous faire maintenant? ces tous prochains mois? R: D'abord, hiberner, comme un ours dans sa caverne. Me délivrer de toutes les tensions accumulées pendant dix ans. Puis renaître au printemps. Peut-être passerais-le le cap de 2006 comme j'ai passé celui de 2005... Q: C'est-à-dire? R: J'ai passé le 31 décembre dernier auprès de mon peuplier. J'étais seul. J'avais plein d'invitations, je les ai toutes refusées. J'ai allumé un petit feu et je suis resté là pendant deux, trois heures... c'est ainsi que j'ai basculé dans l'année nouvelle, à côté de mon arbre, jusqu'à deux heures du matin, c'était magnifique! superbe! Propos recueillis par Jean-François Duval