Esprit de Rio, où es-tu ?
Philippe Roch[i]
Le Sommet de la Terre de 1992 avait marqué un tournant pour l’environnement : les Etats acceptaient de se retrousser les manches pour œuvrer au développement durable. Le bilan est très mitigé. Et le sommet qui s’ouvre dans une semaine affichera des ambitions bien plus modestes.
En rassemblant les Chefs d’Etat et de gouvernement du monde entier autour du projet de développement durable, le Sommet de la Terre de 1992 a marqué un tournant historique dans les politiques de l’environnement, de l’économie et du développement. Vingt ans plus tard, à quelques jours de l’ouverture de la Conférence internationale sur le développement durable, Rio + 20, que reste-t-il de Rio 92 ?
Jamais auparavant on n’avait aussi clairement compris que la protection de l’environnement, une économie florissante et une répartition équitable des ressources sont les trois conditions liées d’une prospérité durable. Le développement durable, défini par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, qui a travaillé à Genève entre 1983 et 1987, comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » est un concept assez flou pour permettre une convergence entre points de vue au départ très éloignés. Pour beaucoup Rio fut une révélation, qui a généré un esprit neuf et enthousiaste. Le succès historique du Sommet de la Terre doit beaucoup à l’engagement des mille cinq cents organisations non gouvernementales, qui ont conduit un forum parallèle auquel ont participé dix-sept mille personnes, à la participation d’éminents représentants de compagnies privées, et à la personnalité exceptionnelle de Maurice Strong, homme d’affaires canadien, premier directeur du programme des Nations-Unies pour l’environnement, humaniste et pionnier de l’écologie mondiale, incarnation vivante du développement durable, qui a présidé à la préparation et au déroulement du Sommet.
Le Sommet de la Terre a adopté l’agenda 21, quarante chapitres qui couvrent les principaux enjeux de nos sociétés : lutte contre la pauvreté, modes de consommation, démographie, santé, climat, agriculture, forêts, diversité biologique, gestion de l’eau, chimie, déchets, gouvernance et démocratie. Beaucoup avec moi ont espéré que Rio 92 initierait un changement de paradigme, de nouvelles priorités politiques et économiques, plus équilibrées, moins destructrices de ressources, plus justes. Il y a bien eu un début dans ce sens, avec les Conventions sur la biodiversité et sur le climat signées à Rio et le Fonds pour l’environnement mondial, qui finance à raison de cinq cents millions de dollars par an des projets dans les domaines des conventions environnementales. En Suisse la collaboration entre les offices fédéraux de l’économie, de l’environnement, des infrastructures et du développement s’est intensifiée. C’est dans cet esprit que j’ai pu préparer la loi sur le CO2, en collaboration avec le Vorort (aujourd’hui économie suisse), et que nous sommes allés à Kyoto (1997), puis à Marrakech (2001), pour arracher les premiers éléments de la mise en œuvre de la Convention sur le climat. Mais il a vite fallu déchanter. Aujourd’hui Kyoto est mort, et la Convention sur le climat à l’arrêt, pendant que les émissions de gaz à effet de serre ne cessent d’augmenter, et que la diversité biologique régresse sous la pression des déforestations, de la désertification, des pollutions, de l’agriculture intensive et de la surexploitation des mers. Les objectifs du millénaire de l’Assemblée générale de l’ONU, en 2000, puis la conférence de Johannesburg en 2002, n’ont fait que répéter, d’une manière édulcorée, les objectifs adoptés en 1992. Certains peuvent penser que cela est dû au fait que les questions environnementales étant mieux intégrées dans les autres politiques, ce qui était nouveau en 1992 est devenu la règle. Il suffit d’observer les programmes politiques actuels, et la récente campagne présidentielle française, pour constater que la question du développement durable n’est plus du tout prioritaire. Les difficultés financières dans lesquelles une économie néolibérale et des gouvernements se sont empêtrés ont rappelé les vieilles recettes de la croissance du produit intérieur brut (PIB), en oubliant que la justice sociale, la nature, les écosystèmes et l’environnement sont le fondement de toute prospérité durable
La conférence Rio + 20 annonce dès le départ des objectifs modestes[ii]. Il ne s’agit plus de répondre aux grands défis qui guettent la planète, ni de proposer un changement de paradigme pour rétablir un équilibre entre l’humanité et la nature. L’économie verte que la Conférence espère promouvoir consiste à développer des techniques efficaces et renouvelables, et à créer des emplois dits verts. Le projet de résolution réaffirme les principes généraux inlassablement répétés depuis 1992, sans aucune ambition nouvelle. Sans négliger l’importance d’améliorer les techniques pour produire autant, ou davantage, en consommant moins de ressources et d’énergie, il faut constater que tout progrès technique s’accompagne d’une augmentation de la consommation, largement promue par les politiques économiques (consommez plus pour relancer l’économie et l’emploi !), et que cet effet rebond conduit finalement à une consommation supplémentaire de ressources, à des émissions augmentées de gaz carbonique, de particules fines et de produits chimiques, à une dégradation de la nature et une perte de biodiversité.
Il ne s’agit donc pas de bouder Rio + 20, mais il faut être conscient que même si elle est un succès, cette conférence n’amorcera pas les changements profonds dont notre société a besoin pour atteindre les objectifs du développement durable : la satisfaction des besoins essentiels, l’épanouissement des sociétés, le partage, sans dégradation de l’environnement. Cet objectif suppose des changements profonds, une véritable transition écologique, incompatible avec la fuite en avant que provoque l’idéologie de croissance économique et démographique continue qui domine aujourd’hui.
[i]Philippe Roch, docteur en biochimie, a été le directeur de l’Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage de 1992 à 2005. Il a fait partie de la délégation suisse à Rio en 1992, avec le Conseiller fédéral Flavio Cotti.
Paru dans le Journal Le Temps, le 12 juin 2012, p. 12