Table ronde sur la gestion intégrée des ressources en eau
et le rôle des collectivités locales
Saragosse, espagne, 17 - 18 juillet 2008
Introduction
Tenir compte de l’ensemble du cycle de l’eau
Dr Philippe Roch, ancien Secrétaire d’Etat à l’environnement, Suisse
La crise de l’eau
Le rapport mondial sur le développement humain 2006 du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) est principalement consacré à la question de l’eau. Selon ce rapport, 17% de l’humanité n’a pas d’accès à de l’eau propre, 2,6 milliards ne disposent pas d’assainissement, c’est-à-dire de toilettes et d’épuration et 5'000 enfants meurent chaque jour de diarrhée, contaminés par de l’eau insalubre.
Dans le monde, 80% de l’eau douce est utilisée pour l’agriculture (40 % dans les pays industrialisés), même dans des régions arides, souvent pour des cultures inappropriées. C’est par exemple la culture du coton en Asie centrale qui est la cause principale de la quasi disparition de la mer d’Aral. L’industrie consomme 10% de cette eau et finalement, les humains ne consomment directement que 9% de l’eau douce pour la boisson, l’hygiène et le ménage (13 % en Suisse). Ces chiffres, valables pour l’ensemble du monde, varient beaucoup d’une région à l’autre.
Alors qu’une personne a besoin de 20 à 50 litres d’eau pour couvrir ses besoins domestiques quotidiens, il faut 2'000 à 5'000 litres d’eau pour produite un kilo de riz, huit fois plus d’eau pour produire une tonne de sucre que pour produire une tonne de blé et 11'000 litres d’eau pour produire un seul hamburger ! L’évolution des modes de consommation pèse lourd sur la consommation d’eau, puisque par exemple la consommation de viande et de sucre par habitant augmente continuellement.
La croissance démographique augmente aussi la pression sur les ressources en eau. Il est clair que 500 millions d’humains en 1'800 ou même trois milliards en 1960 peuvent beaucoup mieux profiter des ressources naturelles sans les détruire que 6,5 milliards aujourd’hui et bientôt 9 ou 12 milliards.
Les changements climatiques ajoutent leur contribution à la crise de l’eau en accélérant la désertification dans certaines régions. Paradoxalement en augmentant les précipitations dans d’autres régions ils transforment la bénédiction que représente normalement la pluie en catastrophes, inonations et éboulemnts là où les humains ont détruit les forêts et dégradé les sols. Des populations humaines de plus en plus nombreuses, parmi les plus pauvres, occupent des terres qui subissent des inondations ou la montée des eaux des mers.
La crise de l’eau connaît de grandes différences régionales, mais le problème est global. Par solidarité avec ceux qui souffrent et à cause des déséquilibres, des conflits et des migrations que la crise de l’eau provoque, la question nous concernent tous.
Le cycle de l’eau
L’eau et le soleil forment un gigantesque moteur qui évapore chaque année 577'000 km3 d’eau de la surface de la terre et des océans. Cette eau retombe sous forme de pluie, dont seulement 47'000 km3 (8%) rechargent les aquifères de surface et en profondeur et sont utilisables sous forme d’eau douce.
Il y a 1'400 millions de km3 d’eau à la surface de la terre, dont seulement 200’000 sont consommables sous forme d’eau douce.
Il y a pourtant assez d’eau douce sur terre. La nature est généreuse, et elle nous permet de vivre même dans les régions arides, comme les marges de déserts, pour autant que nous adaptions nos modes d’agriculture et notre consommation aux conditions locales. J’ai visité en 2006 des paysans au sud de Nairobi, dans une zone semi aride qui connaît 3 mois de pluie et 9 mois de sécheresse. Grâce à des cultures sur buttes, à la gestion annuelle de l’herbe et du foin, à la plantation d’arbres et à la collecte de l’eau de pluie, j’y ai vu des familles paysannes heureuses et des vaches grasses en fin de saison sèche.
En moyenne mondiale chaque habitant de la terre reçoit chaque année 7'000 m3 d’eau. Les Africains reçoivent chaque année 5'000 m3 par habitant, avec de grandes variations (La République du Congo reçoit 935 km3 d’eau par an, alors que la Mauritanie n’en reçoit que 0,4 km3), alors qu’en Amérique du Sud les habitants reçoivent en moyenne 23'000 m3 d’eau par an.
Chaque goutte d’eau douce dépend :
- Du climat : la quantité d’eau disponible peut donc être affectée par les changements climatiques.
- Des sols : seuls des sols perméables, vivant et non pollués peuvent capter et filtrer l’eau et restituer régulièrement une eau consommable. Les écosystèmes, tels que les forêts, les zones humides et les sols cultivés der manière écologique sont indispensables à l’approvisionnement suffisant en eau de qualité.
- Du sous sol : les décharges de déchets et l’utilisation de pesticides et d’engrais chimiques peuvent polluer les eaux souterraines, et les excès de prélèvement peuvent provoquer la salinisation des réservoirs naturels d’eau.
Il est donc essentiel d’assurer le fonctionnement de l’ensemble du système, en particulier en protégeant et en reconstituant le couvert végétal, les forêts et les zones humides, en pratiquant une agriculture écologique et en évitant la mise en décharge de déchets polluants.
Dans la petite Suisse on a dénombré 4'000 lieux pollués par des usines et des décharges. Il faudra 25 ans et 5 milliards de francs suisses pour procéder à leur dépollution. Mieux vaut prévenir que guérir.
Une condition essentielle pour assurer le cycle de l’eau est la conservation et l’entretien des écosystèmes qui permettent de recharger les aquifères (sources, rivières, nappes souterraines) en eau propre. De nombreux exemples montrent à quel point les écosystèmes naturels sont indispensables à la production d’eau propre, et aussi quelle est leur valeur économique.
Au Nigeria, les cultures traditionnelles dans les marais de Hadejia Nguru permettent de produire une valeur de 12 $ par m3 d’eau utilisée, alors que la production dans des systèmes d’irrigation artificiels ne produit que 0,04 $ de riz par m3 d’eau utilisée. Au Costa Rica la ville d’Heredia a inclus dans son tarif de l’eau une taxe pour payer 30 à 50$ par hectare et par an aux paysans dans le bassin versant des sources pour qu’ils gèrent les sols de manière écologique.
90% de l’eau qui alimente New York provient des Catskill mountains dans le Delaware. La production est entièrement naturelle, protégée par des forêts et par une exploitation agricole extensive, subventionnée par le prix de l’eau, sur une surface de 5'200 kilomètres carrés. Le responsable de l’agence de l’eau, Michael Principe m’a expliqué que le coût de cette gestion naturelle est 7 fois inférieur au coût que nécessiterait une filtration.
La ville de Bâle approvisionne 166'000 habitants par une recharge de sa nappe phréatique en filtrant l’eau du Rhin sur un sol forestier.
Dans le canton d’Uri, une zone humide de 35 hectares, et la forêt située au-dessus de la ville d’Altdorf fournissent les ¾ des besoins des habitants avec une eau de source parfaitement pure qui n’a besoin d’aucun traitement. L’entreprise d’eau minérale Henniez a planté en 20 ans 70'000 arbres, créant une forêt de 200 hectares pour protéger ses sources. On estime que la forêt permet d’économiser en Suisse chaque année plus de 80 millions de francs de traitement de l’eau potable.
Aucune évaluation crédible de la valeur économique des écosystèmes pour la production d’eau douce n’est disponible. Mais une extrapolation de cas connus conduit à des chiffres dépassant les milliers de milliards de dollars par an. Or ces chiffres ne figurent nulle part dans les calculs économiques classiques. Les espaces naturels, tels que forêts, zones humides, réserves naturelles, et les sols exploités de manière écologique garantissent la durabilité de l’approvisionnement en eau de qualité. Ce sont des services écologiques d’une grande valeur économique. Il faudrait que les populations quirendent ces services en gérant leur territoire écologiquement reçoivent une contribution financière, afin d’éviter qu’elle soient conduites à dégrader la qualité de ces espaces par une exploitation trop intensive.
Les objectifs du millénaire
Bien qu’elle n’ait pas encore réussi à créer un cadre juridique mondial pour la gestion des ressources en eau (la convention de 1997 n’est pas entrée en vigueur, faute de ratifications), la communauté internationale se préoccupe de la question de l’eau depuis de nombreuses années. Nous pouvons relever les étapes suivantes :
1971 : Convention de Ramsar pour la protection et la gestion durable (wise use) des zones humides.
1972 : Conférence de Stockholm sur l’environnement humain, et création du Programme des Nations Unies pour l’Environnement.
1977 : Conférence des Nations Unies sur l’eau à Mar del Plata
1991 : création du Fonds pour l’Environnement Mondial, qui prévoit notamment le financement de projets dans le domaine de l’eau
1992 : Sommet de Rio, chapitre 18 de l’Agenda 21
2000 : les 8 objectifs du millénaire pour le développement. Chacun des objectifs a des liens étroits avec l’eau.
1997 Marrakech, 2000 La Haye , 2003 Kyoto et 2006 Mexico: Forum Mondial de l’Eau. Le prochain aura lieu en Turquie en 2009.
2002 : Sommet mondial du développement durable, Johannesburg
Au début de cette période, il y avait un conflit d’objectifs entre les positions conservatrices des ressources et les positions du développement. Aujourd’hui il y a cohérence, parce que nous admettons que le développement durable dépend d’une gestion écologique de l’ensemble du cycle de l’eau.
- L’eau est essentielle pour le développement et la lutte contre la pauvreté
- L’eau vient de la nature. Il faut donc protéger l’ensemble du cycle de l’eau (forêts, zones humides, sols)
- On ne peut utiliser et partager que ce que l’on a. Il faut donc assurer la recharge quantitative et qualitative des aquifères.
- Il faut respecter l’eau en l’utilisant parcimonieusement, en particulier dans l’agriculture.
- Il faut restituer à la nature une eau propre, épurée.
Le rôle des collectivités locales
Afin d’assurer l’approvisionnement en eau des populations à long terme, il faut prendre les mesures suivantes.
- Evaluer le potentiel d’exploitation, c'est-à-dire les ressources disponibles et les mécanismes de recharge des aquifères.
- Coopération amont - aval
- Les ressources en eau doivent être gérées par bassin versant. Il faut donc inclure les utilisateurs au-delà des limites communales et parfois au-delà des limites nationales (voir ci-dessous).
- Définir les utilisations optimales en fonction des conditions locales :
- Types de captages : lieux, profondeur, quantités prélevées
- Type d’agriculture : cultures de pluie ou irrigation. Types de plantes cultivées. Dans les zones arides, éviter les cultures grosses consommatrices d’eau (riz, coton), même si elle sont monétairement plus rentables.
- Technologies solaires ou de cogénération pour le dessalement
- Définir les structures de gestion
- Cadre légal national
- Gestion par les autorités régionales
- Implication des populations locales
- Eviter l’exclusion des plus pauvres
- Construction et entretien des infrastructures
- Les projets de gestion de l’eau doivent prévoir non seulement le financement de la construction des installations, mais aussi leur entretien, ainsi que la conservation et la reconstitution des zones de recharge des aquifères.
- L’utilisation de l’eau a un prix qui doit être payé pour garantir sa durabilité.
L’ensemble de ces mesures sont coordonnées dans une stratégie et font l’objet d’un plan d’action. C’est cela la gestion intégrée des ressources en eau (IWRM).
- Questions transfrontières : faire de l’eau un facteur de coopération et de paix
- La plupart des systèmes hydrographiques concernent plusieurs pays. N’oublions pas que la gestion de l’eau a été à l’origine des premières civilisations. Développer des accords régionaux, non seulement pour les droits d’utilisation, mais pour la gestion de l’ensemble du bassin hydrographique.
- La Commission économique des Nations Unies pour l’Europe a développé un arsenal de conventions et de protocoles qui favorisent la coopération entre tous les pays riverains des grands fleuves. Ces accords règlent la protection des cours d’eau contre la pollution et contre les accidents majeurs, la renaturation des rives, la responsabilité civile en cas d’accidents, et la coopération entre les pays.
- Des initiatives de ce genre ont par exemple été prises par les pays riverains du Mekong, du fleuve Sénégal, du fleuve Niger, du lac Malawi.
- En cas de situation conflictuelle la communauté internationale devrait être appelée à l’aide.
Questions transversales
La gestion intégrée des ressources en eau fait appel à la collaboration avec de nombreux partenaires. Au sein du gouvernement, les autorités responsables de l’eau doivent coopérer avec les responsables de l’environnement, de l’agriculture, des infrastructures, des finances, des forêts, de la sécurité, de la politique étrangère.
Elles doivent également consulter et coopérer avec les autorités et les populations locales, les organisations non gouvernementales et également avec les milieux privés et les organisations internationales.
L’eau est un droit humain. A ce droit est associée une responsabilité, celle de protéger les ressources en eau et de les utiliser avec modération.